He Chen est dépité. Ce jeune salarié d’une entreprise de logistique à Pékin vient d’en prendre pour 20 ans. 20 ans à devoir payer des mensualités astronomiques – plus de 2200 yuans (1), l’équivalent de 60 % de son actuel salaire – en échange d’un 60 m², son premier appartement. « Les prix flambent et personne ne fait rien pour réguler le marché », gronde-t-il. « J’ai longuement hésité avant d’acheter. Mes parents [qui vivent dans la province du Hubei, au centre du pays] n’ont pu prendre en charge qu’un tiers du prix global (2). Le reste, je dois le rembourser coûte que coûte… ». Résultat : quand il ne travaille pas, He Chen reste dans son nouveau chez-lui, un deux-pièces flanqué au 13ème étage d’une tour anonyme, perdue au-delà du 4ème périphérique de la ville. « J’ai complètement revu mon mode de vie. Avant, j‘habitais en colocation. Je sortais, j’allais au restaurant, je partais en week-end parfois… Tout ça c’est du passé. Je ne peux plus rien m’offrir ». Comme de nombreux primo-accédants chinois, le jeune homme est devenu esclave de son logement. « J’ai de nombreux amis qui sont dans la même situation. Certains sont ingénieurs ou professeurs. Pour pouvoir rembourser leur emprunt, ils cumulent des heures supplémentaires et ont souvent deux travails. »
En décembre dernier, les prix de l'immobilier dans 70 villes de Chine progressaient de près de 6 % en glissement annuel, soit la plus forte hausse en 16 mois. A Pékin, à Shanghai ou à Shenzhen, il est devenu impossible d’acheter un appartement à moins de 10000 yuans le mètre-carré (plus de 100 % d’augmentation par rapport à 2005), 20000 yuans dans un quartier plus central. Un véritable casse-tête pour des millions de salariés urbains dont le salaire mensuel plafonne au mieux à 3000 ou à 4000 yuans. Un enfer pour ceux que l’on surnomme « les fourmis », ces millions de jeunes diplômés de provinces, condamnés dans les grandes villes, crise de l’emploi oblige, à gagner moitié moins que les autres. « Je ne pourrai jamais devenir propriétaire », confie à Pékin Cue Xu, jeune traductrice originaire du Heilongjiang (nord-est du pays) qui gagne à peine 2000 yuans. « Je loue une petite chambre en banlieue à 300 yuans par mois dans laquelle j’habite avec deux autres jeunes filles ». En tout : un seul lit et 15 m² à se partager à 3. « Acheter quelque chose, c’est impensable… » Un vieux pékinois propose depuis peu plusieurs minuscules chambres-cabines – calquées sur le modèle tokyoïte – pour ces innombrables « fourmis » à moins de 200 yuans par mois. « C’est petit [2 à 3 m² en moyenne] ! », reconnaît-il. « Mais au moins mes locataires sont seuls et non entassés à 5 ou 6 dans une pièce. Ils ont l’impression d’être un peu chez eux… Avec la flambée des prix de l’immobilier, c’est déjà beaucoup ».
D’après une récente étude, cette crise de la pierre est – avec le chômage et la corruption – le thème le plus souvent cité chez les urbains de moins de 40 ans. Wen Jiabao, lui-même, a appelé ses lieutenants lors de la dernière session annuelle de l’Assemblée en mars, à tout mettre en œuvre pour refroidir le marché. Mais rien ne paraît y faire. « Il va falloir du temps. La volonté politique ne pourra sans doute pas tout faire », estime l’économiste Ding Yifan (voir « 3 question à » ci-après). Impuissants, les jeunes candidats à l’achat achètent désormais des logements au rabais. Zou Jian, 29 ans, graphiste à Pékin, a ainsi opté pour un trois-pièces dans une résidence fraîchement sortie de terre et plantée au milieu des champs dans la province voisine du Hebei. « C’est à 60 kilomètres de mon lieu de travail », précise-t-il. Sur place, « il n’y a rien ». Une route, quelques habitations et quasiment pas de commerces. « Mais cet appartement m’aura coûté 3 à 4 fois moins cher qu’en ville… » Paradoxalement, il n’est jamais vendu autant de logements neufs en Chine qu’en cette période de crise. China Vanke – l’une des plus grandes sociétés immobilière chinoise, basée à Shenzhen – a vu ses ventes augmenter en 2009 de plus de 30 %, pour atteindre 60 milliards de yuans.
(1) 1 euro : 9, 2 yuans environ
(2) Traditionnellement, les parents chinois – s’ils le peuvent – épargnent très tôt pour pouvoir offrir à leur enfant des études (payantes dès le lycée) et un logement.
Philippe Drouot (à Pékin)