(AOF / Funds) - Par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis
La crise économique et financière a, bien s-r, des aspects totalement rationnels. La hausse des taux d'endettement des ménages observée du milieu des années 1990 à 2007 ne pouvait pas se prolonger. Aux niveaux atteints (170 % de ratio dette/revenus pour les ménages britanniques ou hollandais, 140 % aux Etats-Unis, en Chine et en Espagne, 100 % pour l'ensemble de la zone euro...), les ménages sont fragilisés financièrement, et tous les chocs conduisent à de très fortes hausses des défauts, comme on l'a vu depuis 2007 particulièrement aux Etats-Unis et en Espagne.
Ces défauts sur les crédits immobiliers ont provoqué la chute des prix des actifs financiers liés à ces crédits (MBS, obligations de Freddie Mac et Fannie Mae...) ; l'arrêt de l'endettement des ménages déclenche la crise économique.
La demande des ménages était, avant la crise, financée par leur revenu et par la hausse de l'endettement ; après la crise, elle n'est plus financée que par leur revenu, ce qui implique une chute du niveau d'activité correspondant à la hausse antérieure de l'endettement des ménages. On peut estimer qu'il y a ainsi une baisse du niveau du produit intérieur brut de l'ordre de 3 points en France et en Italie, 6 points aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ; 10 points en Espagne et en Irlande. Il y aura aussi perte tendancielle de croissance. Le crédit qui finançait la demande croissait plus rapidement que les revenus.
On peut donc trouver des explications rationnelles pour la chute des prix d'un certain nombre d'actifs financiers (liés au crédit immobilier), pour le recul de la demande des ménages (particulièrement pour les postes de la demande financés à crédit, immobilier, automobile), donc pour la baisse des prix de l'immobilier résidentiel.
Mais d'autres évolutions ne peuvent pas être justifiées par des arguments rationnels. On voit ainsi que la valorisation des marchés d'actions a baissé de moitié (le PER du marché européen, par exemple, est passé de 15 avant la crise à 7,5 depuis la crise). Le marché valorise donc une baisse de 50 % des bénéfices par action futurs actualisés, même si on a éliminé les banques (les financières) du calcul. Dans le pire des scénarios économiques envisageables, il n'y a pas une baisse de moitié jusqu'à la fin des temps des profits des sociétés cotées.
Les spreads de crédit annoncent des taux de défaut gigantesques des entreprises émettrices. Pour les entreprises high-yield (non investment grade), la prime de risque atteint 15 %, alors que le taux de défaut observé à la fin de 2008 est de 3,5 % aux Etats-Unis et 1 % dans la zone euro.
La chute des prix des actifs financiers risqués est donc considérablement plus forte que celle qui peut être rationnellement expliquée. Elle contribue évidemment à renforcer la crise de l'économie réelle : les pertes subies par les banques sur leurs actifs les conduisent à durcir encore les conditions du crédit ; les moins-values en capital subies par les ménages les incitent à épargner davantage (le taux d'épargne des ménages a déjà remonté de 2 points aux Etats-Unis et de presque 2 points en France et en Allemagne).
La moins-value en capital depuis le début de la crise sur l'ensemble des actifs immobiliers et financiers atteint, pour l'ensemble des pays, presque 30 000 milliards de dollars. La partie de cette perte qui peut être rationnellement expliquée (à partir des défauts des emprunteurs sur le marché du crédit immobilier et des effets induits) est, au plus de 6 000 milliards de dollars (rappelons-nous que l'encours maximum atteint par les crédits subprime était de 1 200 milliards de dollars).
On pourrait donc estimer que 80 % de la crise est irrationnelle, 20 % de la crise seulement rationnelle, ce qui pourrait expliquer les erreurs collectives de prévision de la gravité de la crise.
D'où vient le pan irrationnel de la crise ? D'une part, des simples effets de l'aversion pour le risque, qui a reporté les investisseurs vers les actifs liquides et sans risque (dépôts bancaires, titres publics à court terme, au détriment des actifs risqués) ; qui conduit les banques à accumuler des réserves considérables auprès des banques centrales au lieu d'utiliser la liquidité abondante pour prêter.
D'autre part, des règles comptables et prudentielles et des ventes forcées d'actifs : les investisseurs institutionnels et les banques, confrontées aux dépréciations d'actifs, aux exigences réglementaires de capital et au besoin de réduire le levier d'endettement, ont d- vendre des actifs, ce qui a transmis la crise d'un marché à l'autre (elles ont de plus vendu les actifs liquides et de bonne qualité, qui trouvaient un acheteur, d'où la baisse des prix des «bons» actifs) ; les hedge funds aussi ont d- réaliser des ventes forcées en raison des retraits des investisseurs.
Les économistes doivent donc retenir de cette crise que l'analyse rationnelle des enchaînements peut conduire à de grandes erreurs de prévision ; mais ceci ne doit pas être un motif pour pousser à défendre systématiquement des vues irrationnelles.