(AOF / Funds) -
Par Elyès Jouini, vice-président Recherche, université Paris-Dauphine
Face à la crise violente que traversent les activités financières et, à leur suite, l'ensemble de NOS économies, il est plus que jamais nécessaire de s'interroger sur le rôle et le mode de fonctionnement des marchés financiers, leur responsabilité à l'égard de la société, leur relation avec l'économie «réelle», leur contribution aux enjeux sociétaux de long terme. Il est, de même, indispensable de mieux analyser les leviers dont nous pouvons disposer pour les piloter.
Tel est le rôle de la recherche. A-t-elle failli ? Quelles réponses nous apporte-t-elle ? Pourquoi a-t-elle été incapable de nous alerter sur les dérives que connaissait la finance mondiale ? La recherche en finance nous éclaire sur ces enjeux économiques et sociétaux fondamentaux.
Tout d'abord, le fonctionnement des marchés. Chaque nouveau produit financier - produits climatiques, droits d'émission, cat bonds, trackers - vient apporter une réponse au problème de la gestion d'un risque particulier. Il se trouve ainsi d'emblée au CARREFOUR de cultures très différentes : culture industrielle, culture de l'assurance, culture des marchés... Comment les acteurs parviennent-ils à construire une vision commune de la gestion appropriée de ce risque ? Comment les acteurs s'approprient-ils ces nouveaux produits dans le cadre de leur stratégie globale de gestion de leur portefeuille d'activités ?
Ensuite, les modes de régulation de ces marchés. Quels outils de communication financière ? Quelles règles comptables ? Comment rendre la mesure des résultats moins manipulable ?
Les chercheurs questionnent également l'efficience des marchés. Les écarts entre valeur fondamentale et valeur de marché peuvent-ils être persistants et comment les réduire? Question d'autant plus importante que la valeur des actifs détenus conditionne la capacité d'action des institutions. Comment prendre en compte l'asymétrie des corrélations qui peut rendre la diversification illusoire, ne servant qu'à limiter les hausses et à amplifier les baisses ? Où sont les vraies sources de diversification et de quelle manière exploiter dynamiquement les corrélations?
Enfin, les recherches permettent de proposer des modèles de gestion et de contrôle des risques et de questionner les modèles utilisés sur les marchés. Quels sont les risques induits par l'utilisation de ces derniers ? Peuvent-ils fortement diverger, comment prendre en compte cette instabilité, la quantifier, la maîtriser ?
Mais, si la recherche aborde effectivement ces questions, si elle produit les modèles et en documente les limites, si elle met en lumière les incitations complexes que toute règle de contrôle ne manque pas d'engendrer, conduisant à son contournement par de nouvelles stratégies, pourquoi reste-t-elle muette ? Pourquoi n'a-t-elle pas su éviter le pire ?
Il est plusieurs raisons à cela. La recherche se développe dans la durée, dans l'échange et dans la contradiction, alors que les marchés ont besoin de certitudes et d'immédiateté. Cette impatience des marchés est d'autant plus grande que les enjeux individuels ou collectifs sont élevés. Comment demander un moratoire sur l'utilisation d'un produit lorsque cette utilisation recèle, sur la base des résultats réalisés, les promesses de résultats futurs ? Comment attirer l'attention sur les risques extrêmes lorsque c'est en les ignorant que l'on peut dégager des rendements, que l'on croit «sans risques», plus élevés ? La voix du chercheur devient ainsi inaudible. Elle l'est d'autant plus qu'il y a rarement consensus chez les chercheurs, mais cette absence de consensus devrait être génératrice de doute et non de rejet de l'ensemble de la polémique.
Notre point de vue n'est pas de dire qu'il y a une recherche vertueuse et une utilisation abusive de cette recherche qui serait génératrice de tous les vices. Les choses sont bien plus complexes. Le chercheur qui voit ses résultats mis en oeuvre sur les marchés en est flatté et en oublie parfois d'en signaler les limites. Il faut beaucoup de vertu pour pouvoir faire abstraction de ces moments de «gloire» où les marchés voient en vous la source des profits de demain.
Il faut plutôt en conclure qu'il faut donner le temps et les moyens à la recherche, car ce sont les pistes explorées aujourd'hui qui généreront peut-être les voies les plus prometteuses. Il faut également la rendre audible. Il faut enfin lui donner les moyens d'exister par elle-même et la reconnaître pour elle-même, car sa valeur et sa qualité dépendent de son indépendance vis-à-vis des enjeux du moment. Un pas supplémentaire dans cette reconnaissance serait franchi si les grandes institutions financières se dotaient de chief scientists indépendants, dont le rôle serait d'éclairer le conseil d'administration sur les enjeux scientifiques majeurs liés à leur activité financière.