Alors que l’exploitation de la perche du Nil est largement critiquée, continuer sa commercialisation est-elle responsable ? La question taraude encore de nombreux distributeurs et organisations. En 2005, en effet, la diffusion du « Cauchemar de Darwin », un documentaire qui faisait la lumière sur les ravages environnementaux et sociaux de l’exploitation de ce prédateur exotique dans la région africaine du lac Victoria, secoue plus de 500 000 spectateurs français (voir article lié). Le relais médiatique est tel que beaucoup de consommateurs s’en détournent et certains distributeurs vont tout simplement arrêter de commercialiser le poisson, comme le montre la baisse des exportations sur l’année 2005. D’autres, notamment au sein de la Responsible fishing alliance (RFA) qui regroupe plusieurs distributeurs, vont réfléchir à d’autres solutions.
« A l’époque, nous n’avions qu’un circuit sporadique de perche du Nil de l’ordre de 5 tonnes par an, explique Séverine Heyman, responsable de la qualité produits de l’entreprise de restauration Elior, membre de la RFA. Mais nous nous sommes demandés : si on garde cette référence, est ce que l’on cautionne ce que l’on montre dans le film ? Et si on la boycotte, est-ce responsable par rapport aux populations que l’on prive de ressources ? » Dilemme cornélien tant se superposent -et parfois se contredisent- les problèmes environnementaux et sociaux. Sur son blog, Michel Edouard Leclerc a vite pris position contre le boycott tandis que Carrefour France a décidé de financer (370 millions € depuis 2006) des projets de l’Unicef pour permettre à « 14 000 enfants vulnérables d’avoir accès aux services essentiels d’eau, d’éducation, de protection et d’assistance juridique », indique-t-on au siège.
« La réaction la plus évidente à court terme était d’arrêter l’approvisionnement en provenance du lac Victoria mais nous avons préféré envoyé une délégation sur place pour mieux comprendre la situation, se souvient Bruno Corréard, coordinateur de la RFA. Nous sommes rendus compte que d’une part, le problème était extraordinairement complexe et multiforme car le succès de la perche a par exemple provoqué l’afflux d’agriculteurs sur les bords du lac provoquant déforestation et ruissellement des eaux, mais c’est aussi l’unique activité permettant de rapporter des devises. Arrêter tout commerce aurait donc une grosse implication économique et sociale. »
Une certification pour sauver la perche ?
Selon l’organisation locale des pêcheurs (Lake Victoria fisheries organization), entre 2,5 et 3 millions de personnes –dont 199 000 pêcheurs- vivent en effet, directement et indirectement, de la pêche de ce lac. Et si la perche du Nil ne compte aujourd’hui que pour 30 % des prises environ, elle en représente 60% de la valeur. Chaque année ce sont ainsi près de 200 000 tonnes de perche du Nil qui sont exportées pour 300 millions de dollars, l’Europe comptant pour 40 à 60 000 tonnes. Cependant, cette poule aux œufs d’or est aujourd’hui victime de son succès. La perche, qui a d’abord dépouillé le lac de quelques unes des 500 autres espèces de poissons qui y vivaient, est aujourd’hui menacée par la pêche illégale et la surpêche : en dix ans, ses stocks sont passés de 1,9 million de tonnes à 370 000 en 2008, estime la FAO dans son « Nile perch market report » d’août 2009. Surtout, la taille des poissons pêchés diminue. Des mesures ont bien été prises par les autorités : quotas, taille minimum, espaces et saisons protégées, lutte contre la pêche illégale, etc, mais elles peinent à être appliquées dans ce lac grand comme l’Irlande, réparti entre 3 pays (l’Ouganda, la Tanzanie et le Kenya) et où plus de 68 000 embarcations naviguent…« Dans cet environnement sombre, le seul espoir est d’ajouter une valeur au produit, à travers la certification des pêches », estime Helga Josupeit, dans le rapport de la FAO.
C’est ce qu’a décidé de faire Naturland, une association allemande qui regroupe près de 50 000 membres dans le monde et qui certifie plusieurs produits (agriculture et pêche). Sur le lac Victoria, l’organisation travaille en relation avec 698 pêcheurs, un producteur/exportateur tanzanien (Vicfish), un importateur/distributeur allemand (Anova) et l’agence de coopération internationale GTZ, sur 8 sites tanzaniens. Elle se base sur toute une série de critères, non seulement environnementaux (limite de taille, non recours à certaines méthodes de pêche, traitement écologique des produits, préservation du stock de poisson, etc) mais aussi sociaux (programme d’éducation des adultes, de prévention du sida, etc) et économiques (micro crédit, prix équitable…). « Les critères sociaux et économiques, comme l’établissement d’un prix juste, transparent et prévisible, sont particulièrement importants dans cette zone d’économie précaire, souligne le Dr.Stefan Bergleiter, de Naturland. Il est encore tôt pour voir les effets sur la taille des poissons. Mais déjà l’accès aux services médicaux, avec l’installation de cliniques mobiles par exemple, est mieux assuré. » Aujourd’hui l’association annonce 4 740 tonnes de perches du Nil certifiées. Et de nouveaux distributeurs sont intéressés pour la commercialiser non seulement en Allemagne mais aussi en Suisse ou aux Pays-Bas.
Le développement de filières alternatives
Pour la FAO, il s’agit d’une « initiative intéressante car elle donne une certification à des producteurs de petite échelle, généralement exclus des démarches d’éco-certification ». Certaines ONG, partisanes du boycott, sont cependant plus sceptiques et la RFA se montre plus que mitigée. « Pour le moment le système d’exploitation de la perche est tout sauf durable, estime Bruno Corréard. Nous sommes au bord d’une catastrophe humaine, économique et sociale. Je trouve donc Naturland extrêmement optimiste. » Certains de ses membres, comme le distributeur Gelazur s’approvisionnent tout de même chez le fournisseur certifié par Naturland (Vicfish) mais sans s’en faire valoir. Car pour développer une filière plus responsable, l’alliance parie surtout sur le développement de filières alternatives grâce au financement de projets d’aquaculture, notamment de tilapias revendus exclusivement sur le marché local. Pour chaque kilo de perche, quelques centimes d’euros sont ainsi retenus sur les marges des participants tels Gelazur, Elior, Carrefour Italie et Belgique et reversés à deux associations locales, de femmes: Emedo en Tanzanie et KWDT* en Ouganda (voir encadré). Les 85 000 euros récoltés depuis 2006 ont ainsi permis la construction de 3 bassins actifs (une dizaine est prévue) et une deuxième récolte de poissons a eu lieu. Mais le projet reste modeste, comme le reconnaissent les acteurs : Elior par exemple, n’importe pas plus de 40 tonnes/an. « Depuis que nous avons lancé et expliqué le projet, certains de nos restaurateurs ont souhaité réintégrer ce poisson dans leurs menus, explique Séverine Heyman. Mais au départ, il n’avait pas une image très positive. Pour le moment, nous répondons aux questions de nos clients sur le choix du poisson, mais nous ne faisons pas de communication directe sur le sujet. »
*Katosi women development trust.