"Ils avancent tellement vite", « En quelques mois ils peuvent avoir changé radicalement de politique », « Les entreprises qui ne respectent pas les nouvelles règles du jeu environnemental y sont exclues des marchés cotés»… Les spécialistes de la Chine de Fortis Investments, société de gestion européenne, en voie d’intégration complète au sein du groupe BNP Paribas, et Vontobel, société de gestion suisse allemande, ne se sont pas concertées avant les présentations de leurs politiques d’investissement environnemental et durable en Asie émergente, à Paris début février 2010. Pourtant leurs analyses semblent extrêmement proches et destinées à bousculer les clichés européens sur le mode de croissance adoptée par cette zone géographique en pleine expansion.
"Les gouvernements asiatiques redoutent de plus en plus que la crise environnementale n’entraine des troubles sociaux", explique François Perrin, gérant de Green Tigers, le fonds dédié à cette stratégie de Fortis IM. Pour convaincre, il aligne les statistiques : un quart des principaux cours d’eau chinois sont d’une qualité tellement médiocre qu’ils ne devraient même pas être utilisés pour l’irrigation, l’alimentation représente 38 % du budget d’un ménage indien contre 28 % en Chine et 11 % dans les pays développés. Enfin le taux de croissance annuel de la population urbaine de la Chine, de l’Inde, de l’Indonésie, de la Malaisie, des Philippines et du Vietnam est supérieur à 2 % pour les 5 ans à venir, le tout sans les infrastructures nécessaires. Les besoins sont donc immenses et ces pays font la démonstration quotidienne des conséquences d’une croissance économique faite au détriment de l’environnement et des droits sociaux.
Pour ces gérants, difficile d’imaginer que cette spectaculaire croissance ne se heurte pas, à moyen terme, à des problèmes d’autosuffisance alimentaire et des troubles sociaux graves. "Les enjeux Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) des entreprises de l’Asie émergente sont si importants que l’analyse de risques de la finance traditionnelle n’est pas adaptée", explique Sabine Döbeli, directrice de la stratégie développement durable de Vontobel. "C’est pourquoi nous venons de publier une étude qui les passe au crible de notre analyse ESG habituelle. Elle bouscule les idées reçues. D’abord, ce n’est pas parce que la société civile n’est pas organisée comme en Occident qu’une forme de développement durable n’est pas mise en œuvre. L’ urgence de la situation et la capacité de gouvernements des pays d’Asie émergente à prendre des décisions fermes le permettent. Ensuite, il y a de vrais efforts sur des enjeux sociaux, dans ces sociétés où l’harmonie et le respect d’autrui sont des fondamentaux. Enfin, les places boursières locales exigent des entreprises qu’elles leurs fournissent des informations sur des critères ESG, pour les intégrer aux indices spécialisés".
Il existe désormais une cinquantaine d’indices boursiers qui rassemblent les entreprises les mieux disantes sur le développement durable, en Corée du Sud mais aussi au Vietnam, en Malaisie ou encore aux Philippines. Dynamique verte et gestion de risque Les gouvernements asiatiques et les entreprises prennent la mesure des problèmes et s’efforcent d’y remédier, expliquent de concert les spécialistes financiers. Ils en veulent pour preuve la composition des plans de relance très orientés vers le financement d’une économie plus verte.
En Corée du Sud, le "green new deal" prévoit d’injecter 32 milliards de dollars (23 milliards d’euros) d’ici 2012 dans les technologies propres et l’éco-efficience énergétique, les Philippines, Taïwan et la Thaïlande investissent eux fortement dans l’eau. Pour répondre à cette demande galopante, les entreprises s’adaptent. 83 % des nouveaux sites de recherche et développement, créés par les multinationales mondiales entre 2004 et 2007, ont été installés en Chine et en Inde ! Ces tendances ne suffisent pas, pour l’instant, à convaincre les investisseurs qui misent sur des approches extra-financières via leur engagement sur l’ISR. Ils se tiennent très loin de cette zone qu’ils connaissent mal puisqu’en 2009, ils n’y ont placé que 20 milliards de dollars soit 0,4 % des encours qualifiés de durables dans le monde !
Pour les deux sociétés de gestion, les investisseurs responsables sont réticents car ils ne savent pas comment limiter les risques dans ces pays. C’est pourquoi elles ont entrepris des démarches pédagogiques destinées à les convaincre du bénéfice qu’apporte l’analyse extra financière dans cette zone ultra-dynamique. "Notre modèle d’analyse nous donne des alertes qui nous permettent de sortir à temps d’entreprises à problèmes", explique François Perrin de Fortis IM. "Nous le faisons systématiquement en cas de controverses sociales avérées, mais sur la gouvernance cela peut aussi être utile. Nous étions en train d’investir dans une excellente entreprise dont le métier était de "traiter" les fumées produites par les centrales à charbon. Tout semblait aller bien sauf que les 38 % du capital, détenus par son dirigeant, étaient dans les mains d’un hedge fund qui a voulu récupérer sa mise et l’entreprise a disparu. Nous en étions sortis trois semaines avant cette crise, alertés par des problèmes de gouvernance".
"Best in context"
Ces gestionnaires cherchent des entreprises cotées dans l’énergie verte, les ressources durables, la mobilité durable, l’eau, l’air, la santé et l’efficacité énergétique, les produits agricoles durables en Asie émergente -c'est-à-dire l’Asie hors Japon et Australie déjà développés- . Ils expliquent par exemple ne pas investir dans le secteur du bâtiment, même si on construit à tout va dans cette zone, les risques sociaux et environnementaux étant trop importants. En revanche, ils préfèrent miser sur des fournisseurs de produits isolants pour bénéficier de la croissance économique du dit secteur.
Pour identifier les entreprises qui contribuent au développement durable en Asie émergente, Fortis fait appel à ses partenaires de Hong Kong. 35 analystes financiers y sont formés pour obtenir les réponses aux questions posées par l’équipe de 15 analystes ESG, basée en Europe. Optimistes ou réalistes, ces deux sociétés de gestion ? En tous cas elles travaillent à l’émergence d’un nouveau concept pour l’ISR, le "best in context", c’est à dire la sélection d’entreprises les plus respectueuses du développement durable sur des critères compatibles avec ceux de leur zone géographique d’appartenance. Elles sont aussi convaincues que l’arrivée d’un nombre plus important d’investisseurs responsables jouerait un rôle fondamental en incitant les autorités de règlementation et les directions des entreprises à prendre en compte le développement durable.
Anne-Catherine Husson-Traore