Officiellement, le fichier central national des salaires « Elena » (pour Elektronischer Entgeltnachweis, ou attestation électronique de revenus) doit aider les citoyens allemands dans leurs démarches administratives en stockant les données les concernant sur une carte, authentifiée par une signature électronique. Plus besoin, donc, d’épais dossiers pour justifier le droit à des prestations sociales comme l’aide au logement ou les allocations familiales, il suffira de présenter la fameuse carte. Les premiers transferts de données vers l’ordinateur central des caisses de retraites allemandes, à Würzburg en Bavière, ont commencé au 1er janvier. D’ici 2012, le fichier devrait être entièrement opérationnel. Réduction des lourdeurs administratives, mais aussi lutte contre la fraude dans la demande de prestations sociales, telles sont les raisons invoquées par Berlin et l’Agence fédérale pour l’emploi (Bundesagentur für Arbeit, ou BA) pour justifier l’existence de ce registre monumental.
Seulement, comment parler de simplifications administratives quand les employeurs doivent remplir un formulaire de plus de 40 pages pour chaque salarié, s’interrogent syndicats, défenseurs de la vie privée et même le patronat. Mais surtout, comment Berlin peut-il justifier la demande d’informations aussi sensibles que la participation à une grève, qu’il est de surcroît nécessaire de qualifier de légitime ou illégitime, le nombre de jours chômés, le motif d’un départ (renvoi ou démission), et même les raisons d’un licenciement (faute grave, absentéisme, etc…) ?
« Qui fait grève sera fiché »
« Qui fait grève sera fiché » titrait le quotidien de centre-gauche Frankfurter Rundschau, donnant ainsi le ton du débat. Et il ne fait que s’intensifier, les nombreux détracteurs du fichier dénonçant « la folie du stockage de données » qui s’est emparé du gouvernement. « C’est un scandale ! », s’indigne Werner Filipowski, numéro deux du syndicat Verdi. « Je suis choqué de voir des données de ce genre enregistrées sur un fichier central. Il est urgent de voir apparaître une loi protégeant les données privées et professionnelles des salariés, et tout aussi urgent d’examiner le cadre légal de ce fichier pour parvenir à sa disparition ». La revendication du syndicaliste n’est pas restée sans effets. Peter Schaar, Commissaire fédéral à la protection des données privées, auteur d’un ouvrage primé sur « La fin de la sphère privée », envisage d’examiner le bien-fondé constitutionnel du fichier.
L’examen a-t-il des chances d’aboutir ? Toujours est-il que le gouvernement allemand vient d’annoncer des « améliorations » : « Nous n’allons stocker que les informations absolument nécessaires aux calculs des prestations sociales. Les formulaires à remplir font en ce moment l’objet d’améliorations », rapporte un porte-parole du Ministère du travail. Un décompte explicite des jours de grève ne devrait plus y figurer.
Protection des données privées insuffisante
Au-delà des controverses qui entourent l’existence d’Elena, c’est tout un débat qui s’inscrit dans la foulée des nombreux scandales apparus ces derniers mois en Allemagne, relatifs à l’espionnage et à l’utilisation abusive des données des salariés par leurs employeurs. Les anciennes entreprises nationales Deutsche Post (la poste), Deutsche Telekom (télécommunication), Deutsche Bahn (la SNCF allemande), mais aussi le discounter Lidl, le constructeur automobile Daimler, Airbus Allemagne, le site de vente en ligne Amazon etc…, la liste se rallonge toujours un peu plus chaque jour. Certains dressent des « profils santé » de leurs salariés, d’autres leur profil financier, voire espionnent même leur entourage familial et social.
« Le scandale sur l’espionnage et le traitement abusif des données des salariés apparus ces derniers mois montre que les salariés sont assimilés à des biens d’entreprises. Certains membres de direction considèrent visiblement qu’ils disposent du droit à faire la loi eux-mêmes », dénonce Frank Bsirske, président de Verdi, dans une intervention lors d’une conférence tenue en novembre dernier à Würzburg. Compte tenu du nombre et de la portée des scandales, le syndicat qui défend les intérêts des salariés du tertiaire avait organisé une conférence nationale à l’intention des délégués de personnel. Etat des lieux, possible marge de manœuvre légale et revendications figuraient à l’ordre du jour. Car, souligne le syndicaliste, « il est grand temps que le gouvernement s’occupe de la protection de la vie privée des salariés. Et qu’il fasse en sorte de permettre des sanctions efficaces pour punir tout abus ». Pour le moment, Berlin s’occupe d’Elena.