« Ces colloques, c’est bien mais à quoi servent-ils ? Ici, nous sommes tous d’accord mais globalement, nous n’avançons pas… Qui sont ceux qui bloquent ? » interrogeait, le 16 février, un participant à la conférence de la fondation d’entreprise Hermès/Iddri « Biodiversité 2010, et après ? ». Comme le faisait d’ailleurs remarquer le professeur d’Agro Paris Tech – ENGREF, Laurent Mermet, le « et après ? » de l’intitulé de la conférence pouvait aussi bien s’entendre comme « et dans le futur » mais aussi « à quoi bon ? ». Car en cette année 2010 consacrée par l’ONU comme l’année de la biodiversité, le bilan ne prête guère à l’optimisme. L’Europe qui devait enrayer l’érosion de la biodiversité n’atteindra pas son objectif et, au niveau mondial, 60 % des services dus aux écosystèmes sont déjà perdus ou en déclin…
Pourquoi ce laissez-faire ? D’abord, la définition des bons indicateurs économiques et scientifiques de mesure fait toujours débat. « Si l’on voit un très grand développement des travaux de recherche, les méthodes irréfutables, à l’échelle mondiale, restent, elles à inventer », notait ainsi Jacques Weber, chercheur au Cirad et co-président du groupe de travail Orée sur la biodiversité lors du colloque « Biodiversité et climat » tenu par l’association en décembre dernier. Les freins seraient aussi en grande partie comportementaux, selon Rudolph de Groot, professeur associé en évaluation et gestion intégrées des écosystèmes à l’université de Wageningen, aux Pays Bas. D’une part, il faut noter le décalage entre le temps long de la biodiversité (même si celle-ci se dégrade rapidement) et le temps court des décisions économiques et politiques, décisions qui sont également de plus en plus contradictoires entre elles. On voit par exemple la lenteur avec laquelle se met en place l’IPBES, une plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques qui serait une sorte de pendant du GIEC : lancée en 2005 l’idée ne s’est toujours pas convertie en organisme opérationnel…
D’autre part, la « valeur des bénéfices de la nature (procurant des services souvent gratuits) est largement sous-estimée car elle n’est pas comptabilisée au plan économique tandis que les externalités négatives comme la déforestation ou la pollution ne sont pas ou peu prises en compte. Et se sont les pauvres et les générations futures qui en souffriront le plus », reprend Rudolph De Groot. Sans parler du système fiscal « démodé car basé sur un système de ressources inépuisables », avec des subventions accordées à des pratiques non durables, comme l’agriculture ou la pêche intensives. « Tant que nous ne changerons pas cela, nous pourrons faire autant de conventions que possibles, nous continuerons à détruire les écosystèmes », déplore le professeur.
Un enjeu économique fort
Cette destruction pourtant a un coût que les économistes essayent d’évaluer depuis des années, notamment avec le groupe de travail du TEEB* mené par Pavan Sukdhev dont les conclusions devraient être rendues à la conférence de la Convention sur la diversité biologique de Nagoya, en octobre 2010. Mais d’ores et déjà les chiffres connus sont « tellement énormes que nous avons du mal à les saisir », note Rudolph de Groot : « on estime par exemple à 315 000 milliards de dollars le coût engendré par la perte des services des écosystèmes. Et il ne faudrait pas moins de 250 milliards de dollars chaque année pour les restaurer ». Alors que la protection de la biodiversité peut aussi être une opportunité de business (écotourisme, produits pharmaceutiques, etc), « la conservation est toujours perçue comme un coût et non un investissement, notamment parce qu’on ne prend en compte que les bénéfices/coûts privés quand il faut aussi intégrer les coûts publics », regrette-t-il.
Aussi, bien que « notre outillage et nos efforts soient de plus en plus importants, ils sont loin d’être suffisants et l’érosion continue », souligne Gilles Kleitz, chef de projet pour l’agence française de développement, qui demande un renforcement de la règlementation et la « rémunération du capital naturel ». En clair, une compensation financière de la valeur des services perdus, avec une redistribution aux acteurs qui s’occupent de la biodiversité, par exemple. Des propositions qui n’enchantent guère certains acteurs économiques. « Il ne faut pas oublier ceux qui sont contre ; et qui préfèreront toujours découper les mangroves pour les transformer en élevage de crevettes », souligne Laurent Mermet.
Et ceux-ci pourraient bien être de plus en plus nombreux, pressent la députée européenne Modem Corinne Lepage. « J’ai mesuré à Strasbourg (au parlement européen, ndlr) toute la dimension des accusations portées contre le Giec ; certains députés jusque là « classiques », sont entrés depuis dans la case des climato-sceptiques. Cela préfigure ce que nous allons devoir affronter sur la biodiversité où la prise de conscience du danger est encore moindre que sur le climat. A partir du moment où nous allons vraiment rentrer dans l’évaluation économique de la biodiversité, nous allons être en proie à l’opposition et au développement des lobbys car la préservation des écosystèmes va devenir un enjeu économique ». Si la préservation des espèces comme le thon rouge - pour lequel le parlement européen s’est prononcé en faveur de l’interdiction du commerce international – est aujourd’hui un facteur de mobilisation, il reste à faire le relais avec les espèces végétales et les écosystèmes, note la députée européenne. Et surtout à mobiliser l’opinion publique qui, contrairement au changement climatique aujourd’hui, n’est pas forcément très sollicitée ni bien informée sur les enjeux de la protection de la biodiversité.
* The Economics of Ecosystems and Biodiversity