« Quand, il y a 50 ans, les premières compagnies pétrolières sont venues s’installer dans le Delta du Niger, les gens ont sorti les tambours et célébré ce qu’ils pensaient être une bonne chose pour le développement de la région. Aujourd’hui, il ne nous reste que la pauvreté, la faim et des maladies étranges. » Célestine AkpoBari Nkabari, un militant des droits de l’homme nigérian et défenseur du peuple Ogoni, l’un des plus touché par l’extraction pétrolière, ne décolère pas. Les torchères, qui devraient être interdites depuis des années, continuent d’illuminer le ciel du delta, provoquant la fuite des poissons indispensables à la survie de ce peuple de pêcheurs. Les rejets de gaz toxiques issus de cette combustion du pétrole brûlent les toits des habitations, contaminent les plants et polluent les rivières où l’on lave et l’on se baigne…
L’impact sanitaire, environnemental et social de l’extraction pétrolière au Nigeria est régulièrement dénoncé depuis des années. Sans grand résultat. Il y a trois mois, Amnesty International publiait ainsi un énième rapport intitulé « Pétrole, pollution et pauvreté dans le delta du Niger » (voir article lié) où elle interpellait en particulier la Royal Dutch Shell, principale compagnie opératrice du Nigeria via sa joint venture Shell Petroleum Development Company (SPDC). Mais aujourd’hui, selon l’ONG, celle-ci n’a encore pris aucune des deux mesures demandées: informer la population sur l’impact de ses activités et prendre l’engagement public de dépolluer les sites contaminés par le déversement d’hydrocarbures.
Pourtant, selon un porte parole de la compagnie, Rainer Winzenried, « le rapport ne présente pas un bilan juste et équilibré des origines des problèmes humanitaires du Nigéria », d'ailleurs la SPDC n'opère plus dans les terres Ogoni depuis 1993. Et « il faut savoir que 133 employés et sous-traitants ont été kidnappés par des gangs et que 5 personnes de la SPDC ont été tuées », rappelle-t-il. Pour Shell, les sites sont nettoyés et Amnesty oublie qu’environ 85% de la pollution imputée à l’entreprise provient d’attaques et de sabotages, ce que récuse l’ONG. Malgré un dialogue entamé dès avant la publication du rapport, la situation est au point mort. Amnesty estime que Shell a apporté des réponses « très insuffisantes » et multiplie les actions telles la diffusion de 20 000 cartes postales depuis le 1er septembre, une campagne sur les réseaux sociaux « Shell = Hell : shootez le S ! », ou encore des nettoyages symboliques avec distribution du rapport devant le siège social et ses succursales dans les capitales européennes.
Procès enlisés
Sur le terrain judiciaire, la situation s’enlise. En mai dernier, Shell a signé un accord amiable et versé 15,5 millions de dollars aux plaignants pour éviter un procès aux Etats-Unis concernant la torture et l’exécution, en 1995, de neuf Ogonis dont l’écrivain militant, Ken Saro-Wiwa. La firme était en effet accusée d’avoir facilité la tâche du gouvernement nigérian. Dans une Tribune publiée dans le Guardian, Shell réaffirme cependant son innocence et explique que l’accord représentait la meilleure solution pour « aller de l’avant et s’acheminer vers une réconciliation vitale ». Tout en rappelant que la compagnie a versé 240 millions de dollars l’an dernier pour des projets destinés aux communautés du Delta du Niger.
Aujourd’hui, peu de procès contre l’industrie pétrolière arrivent à voir le jour au Nigeria ; les plaignants et avocats ayant quasiment abandonné toutes tentatives judiciaires. « Ils ont compris qu’ils se faisaient avoir. Soit ils font l’objet de répressions, soit il y a abandon des poursuites après versement de pots de vins ou ajournement jusqu’à ce que les plaignants meurent de vieillesse », explique Célestine AkpoBari Nkabari. Pour honorer la mémoire de Ken Saro-Wiwa, celui-ci va d’ailleurs organiser en novembre prochain une marche regroupant pour la première fois différentes communautés touchées par l’exploitation pétrolière.
Mais d’un point de vue judiciaire, leur seul espoir vient des démarches réalisées à l’étranger. Une action intentée par des villageois du Delta et les Amis de la Terre demandant des indemnités pour les pollutions engendrées par les activités pétrolières est ainsi lancée aux Pays-Bas. De plus, le gouvernement néerlandais est actuellement en train de mener une étude pour clarifier le cadre juridique de la responsabilité des entreprises pour violation des droits humains à l'étranger. Enfin, « la commission nationale des droits humains du Nigeria envisage de se porter partie civile ce qui peut nous donner une nouvelle opportunité insuffisamment exploitée jusque là », estime Francis Perrin, du comité exécutif d’Amnesty International.
Vers une réforme du secteur pétrolier ?
Les attentes se portent également sur les actions du gouvernement nigérian. « Le rapport a eu un grand écho dans le pays, à la fois dans les médias et le monde politique, reprend Francis Perrin. Nous avons rencontrés des sénateurs ainsi que le ministère de l’environnement et le département des ressources pétrolières. ». Surtout, l’ONG regarde de près la future loi Petroleum Industry Bill destinée à redresser le secteur pétrolier dont la production a chuté en quelques mois de 2,6 à 1 million de barils/jour sous l’effet, entre autres, des problèmes sécuritaires engendrés par les sabotages des rebelles du MEND et la vétusté des installations.
Fortement critiquée par les majors (Shell, ExxonMobil, Total), cette loi est censée donner plus de transparence au secteur. Mais Amnesty milite de son côté pour qu’elle prenne en compte des impacts sociaux de l’industrie pétrolière. « Le cas du Nigéria est très particulier, reconnait Francis Perrin, pour autant il doit être replacé dans le contexte plus large de la responsabilité de ces industries sur les droits humains. » Surtout, il s’agit pour l’Afrique de ne pas en reproduire le modèle. Car le continent commence à devenir un vaste terrain d’exploration pour les compagnies pétrolières. Des gisements viennent ainsi d’être découverts au Sierra Leone et, dès l’an prochain, le Ghana s’ouvrira à l’exploitation de pétrole, suivi par l’Ouganda…