Liquidée dans des circonstances rocambolesques, l'usine Veninov de Vénissieux (Rhône) est occupée depuis deux mois par ses anciens salariés, en quête d'un repreneur, sur fond de bras de fer judiciaire avec des investisseurs américains.
"Je n'ai jamais vu une situation pareille en quarante ans: ça dépasse l'entendement!", s'exclame Yves Cormillot, expert auprès du comité d'entreprise du leader européen de la toile cirée, installé depuis 1874 en banlieue lyonnaise.
Selon lui, cette société connue notamment pour ses marques Bulgomme, Fablon et Venilia doit sa faillite à "des mafieux, des voyous", alors que son activité était "parfaitement viable" et son carnet de commandes plein.
Propriété du groupe allemand Alkor-Venilia depuis mai 2009, l'usine a été déclarée en cessation de paiement en novembre 2010 par le tribunal de commerce de Nanterre. Après plusieurs mois de confusion et deux changements d'actionnaires, elle a été liquidée le 21 juillet.
Le jour même, ses 87 salariés ont entamé l'occupation du site, 24 heures sur 24, ponctuée de manifestations rassemblant plus de 200 personnes à Lyon. Convaincus qu'ils pourront relancer l'activité, ils s'efforcent d'empêcher l'enlèvement des machines.
Mais leur quête d'un repreneur se heurte à un obstacle inhabituel: l'entreprise, confiée à un administrateur judiciaire, a perdu la propriété de ses 6 hectares de terrain, ses machines, ses stocks et ses brevets, dans des conditions si douteuses que la préfecture a saisi la justice.
Décembre 2010: Alkor-Venilia contracte un prêt de 9,7 millions d'euros auprès du fonds d'investissement américain Gordon Brothers. Deux mois plus tard, par un avenant, la société allemande apporte à son créancier, en garantie, l'intégralité des actifs du groupe, estimés à 40 millions d'euros par l'expert du CE.
"Ces garanties sont si disproportionnées qu'on soupçonne un arrangement entre Gordon Brothers et nos actionnaires, qui en auraient profité pour se désengager de l'entreprise après de grosses erreurs de gestion", explique Bernard Dhennin, de la CFDT.
Dès mars 2011, Gordon Brothers pioche dans les comptes en banque de Veninov. Et la présence de ce propriétaire encombrant dissuade les candidats à la reprise du site, l'industriel autrichien Windhager et le groupe financier suisse Alven.
Alerté par les élus locaux et les syndicats, le préfet du Rhône, Jean-François Carenco, saisit fin juillet le parquet de Lyon, qui se dessaisit au profit de celui de Nanterre. Selon M. Carenco, le prêt de Gordon Brothers est "irrégulier, illégal" et a été accordé "dans l'idée de récupérer des terrains".
Mais les salariés, pressés par le temps, craignent que cette démarche pénale ne tarde à aboutir et réclament donc "une assignation directe devant le tribunal de commerce, pour faire reconnaître la nullité du prêt" et éliminer Gordon Brothers du site, détaille Jacques Lacaille, de la CGT.
Cette démarche s'appuie en particulier sur un texte du Code de commerce, selon Yves Cormillot: "Alkor-Venilia n'avait plus le droit de passer ce type de clause après avoir été déclaré en cessation de paiement", plaide l'expert du CE.
Devant la complexité de la situation, impliquant les législations de trois pays différents, la préfecture dit avoir "demandé un rendez-vous" au parquet de Nanterre, au juge désigné par le tribunal de commerce et au liquidateur judiciaire, afin "d'examiner avec eux cette possibilité".