L’annonce d’un possible départ de Google hors de Chine a fait l’effet d’une bombe. A l’origine du casus belli : des attaques hautement sophistiquées venant de Chine ont touché les serveurs de l’entreprise, tandis que des dizaines de militants des droits de l’homme ont été victimes d’attaques plus classiques, type phishing. Monté au créneau il y a plus d’une semaine, l’Américain semble aujourd’hui vouloir calmer la donne, en affirmant poursuivre ses opérations sans changement.
Sans changement ? Pas si sûr. Le 19 janvier, Google reportait sine die le lancement de deux smartphones. Surtout, le filtre du site Google.cn laisse désormais passer des images peu connues en Chine, telle celle de « l’homme au tank » prise en 1989 sur la place Tian an Men.
Cet ultimatum de Google intervient à un moment où la politique chinoise se durcit, comme l’a montré la condamnation récente du militant des droits de l’homme Liu Xiaobo. Elle intervient aussi après une série de mesures de resserrement de la censure sur le Web, comme la tentative d’imposer un logiciel de filtrage anti-pornographie qui bloque l’accès à de nombreux sites, ou le blocage de Facebook, Youtube et Twitter…
Partira, partira pas ?
Pas forcément, répond Philippe Torres, directeur des Etudes et du Conseil de l’Atelier de BNP Paribas. Selon lui, Google a choisi de placer à la fois le débat sur le terrain des droits de l’homme et d’associer à ses critiques une vingtaine d’entreprises, également victimes de cyber-attaques, afin de montrer l’ampleur du problème. « Plutôt que de partir, la première mesure prise par Google aujourd’hui est de lever le filtre de la censure. »
En choisissant de jouer à quitte ou double, le risque est pourtant grand de se heurter à un mur, d’autant que faire des concessions conduirait Pékin à perdre la face. Alors que les tractations auraient débuté le 18 janvier, Pékin déclarait le lendemain : « les entreprises étrangères implantées en Chine doivent respecter les lois chinoises, l’intérêt public et les traditions chinoises (…). Google ne fait pas exception à cette règle. »
Malgré les convictions éthiques mises en avant par Google, son départ ne fait pas sens commercialement, estime par ailleurs un consultant basé à Pékin et spécialiste de la responsabilité des entreprises. « Cette réaction est très idéaliste mais elle ne va aider ni Google, ni la Chine, ni les Chinois. Etre viable commercialement dans un pays fait aussi partie intégrante de la RSE.» C’est d’autant plus vrai que, comme l’explique Philippe Torres, « l’économie chinoise a besoin des entreprises étrangères. Son efficacité opérationnelle est reconnue mondialement comme étant la meilleure. Or aujourd’hui, la Chine n’a pas d’outil équivalent. De plus, Google ne pourra pas défendre ses valeurs s’il n’est plus en Chine ».
Même si l’internet est utilisé par plus de 380 millions d’internautes (27% de la population environ) selon le China Internet Network Information Center, son accès reste limité par la censure. D’abord, grâce au « Grand pare-feu » (utilisant un système de l’entreprise américaine Cisco, que celle-ci affirme standard) qui permet d’empêcher que certaines adresses IP et URLs ne soient routées vers la Chine. Les utilisateurs qui tentent d’aller sur ces pages reçoivent alors un simple message du type « cette page n’est pas disponible ». Pour obtenir une licence tous les opérateurs doivent également fournir le numéro de compte et de téléphone ainsi que les adresses IP de leurs clients et, si les autorités le leur demandent, les sites que ceux-ci ont visités. Les créateurs de site, eux, doivent s’enregistrer à la police locale. Par ailleurs, selon un rapport de Greenleaf publishing, des ONG estiment que le gouvernement aurait dépensé près de 800 millions de dollars pour son « bouclier d’or » destiné à renforcer la censure et 35 000 policiers de l’internet surveilleraient les sites et chats du pays. Face à tout se dispositif, il n’est pas surprenant que les internautes eux-mêmes pratiquent largement l’autocensure.
B. H.
L’échec d’une stratégie
Par-delà le bras de fer qui s’engage, l’affaire Google pose le problème machiavélien de la fin et des moyens. 384 millions d’internautes chinois justifient-ils des entorses aux valeurs défendues par l’entreprise ? Comme on l’entrevoit à la lecture du texte de David Drummond, la fermeture des bureaux chinois, si elle doit avoir lieu, sera d’abord l’aveu de l’échec du groupe, qui n’aura pas réussi à concilier ses valeurs et le contexte chinois. Car la fabuleuse histoire de Google s’est bâtie sur des valeurs- « Ne soyez pas malveillant" (Don’t be evil). "Par cette phrase qui est notre devise, expliquait Larry Page, l’un des deux fondateurs, nous avons tenté de définir précisément ce qu'être une force bénéfique signifie - toujours faires des choses correctes, éthiques ».
Google œuvre donc pour un monde meilleur. C’était l’idée aussi en Chine, comme le rappelle David Drummond sur le blog : « Nous avons lancé Google.cn en janvier 2006 avec l'idée que le bénéfice d'un accès accru à l'information pour les Chinois et d'un Internet plus ouvert dépassait notre malaise de devoir censurer certains résultats. A ce moment, nous avions clairement dit que nous observerions de près le contexte en Chine, notamment les nouvelles lois et autres restrictions sur nos services. Si nous déterminons que nous sommes incapables d'atteindre les objectifs définis, nous n'hésiterons pas à reconsidérer notre approche de la Chine. » En 2006, le discours d’Elliot Schrage, vice-président du groupe, n’était pas différent: « Notre décision est basée sur l’idée que Google.cn apportera une contribution importante même si imparfaite à l’expansion globale de l’accès à l’information en Chine. »
Manque de solidarité
En attendant le dénouement, l’actuel renversement de situation a valu à Google tant la sympathie des défenseurs des droits de l’homme que des internautes chinois. « Attitude pleine d’honneur de Google ! La liberté ou la mort ! », lit-on sur les forums. Ou encore : « Les valeurs de Google sont aussi les valeurs du peuple chinois. Cela montre le conflit entre les intérêts du parti communiste et du peuple, et non pas entre l'Orient et l'Occident ».
Comme l’analyse Lucie Morillon, de Reporters sans Frontières « Google ne veut pas se retrouver dans la position de Yahoo, qui en avril 2005, avait contribué par ses renseignements à la condamnation à 10 ans de prison du journaliste Shi Tao. Il ne veut pas que l’opinion publique dise qu’il savait et n’a rien fait. » Même réaction du côté de Human Rights Watch, qui parle d’un « pas important pour protéger les droits de l’homme en ligne ».
Mais Google n’a-t-il pas brûlé la chandelle par les deux bouts ? Compte tenu des premières réactions de Pékin, pourra t-il poursuivre ses activités en Chine ? « Il est possible de respecter les principes de la responsabilité d’entreprise, affirme pour sa part Nicholas Bequelin, de Human Rights Watch Asie, mais à la condition que les entreprises fassent bloc pour négocier avec le gouvernement chinois. Sans quoi les efforts de l'une sont annulés par les concessions d'une autre. »
Or dans le cas présent, seul Yahoo a apporté son soutien à son acolyte. Microsoft a minimisé les attaques, évoquant un « problème Google » et Cisco, qui est accusé d'avoir fourni aux services de sécurité chinois des équipements leur permettant de surveiller les internautes, n’a pas réagi. Le Global Network Initiative, code de conduite sur la liberté d’expression signé en 2008 par Google, Microsoft et Yahoo semble donc avoir fait long feu. « La concurrence est trop rude pour que les acteurs s’allient au nom de la RSE », résume Philippe Torres.
En réalité, la question de savoir si une entreprise peut faire du commerce dans des pays dont les lois ne sont pas en accord avec ses valeurs dépasse sans doute celle de la RSE. « La RSE c’est définir ses valeurs et les défendre, poursuit l’analyste. Or même en cherchant à défendre leurs valeurs, les entreprises finissent en général par plier sous le poids de la contrainte économique, et en Chine Google veut aussi s’imposer comme leader. » D’un autre côté, sortir de Chine pour poursuivre le combat depuis l’étranger laisserait à Pékin plus de liberté pour bloquer le moteur de recherche, ce qui entraînerait petit à petit une baisse du trafic, donc des recettes. Comme le dit le dicton : pour travailler avec les Chinois, mieux vaut être Chinois en Chine, quitte à être sans arrêt sur le fil du rasoir.