(AOF / Funds) - Rôle des hedge funds, responsabilité de la réglementation prudentielle et des normes comptables, capacité des sociétés de gestion à rebondir... Les questions soulevées par la crise financière sont multiples. Pour Noêl Amenc, directeur de la recherche à l'Edhec, il est temps, notamment pour le métier de la gestion d'actifs, d'en tirer aussi les grands enseignements.
Noêl Amenc
est docteur en gestion , professeur de finance et directeur de la recherche à l'EDHEC. Il est par ailleurs associate editor du Journal of Alternative Investments et membre de l'éditorial board du Journal of Portfolio Management. Spécialiste des questions de gestion d'actifs , Noêl Amenc est membre depuis 2005 du conseil scientifique de l'Autorite des Marchés Financiers.
Comment jugez-vous la crise que traverse la finance et qui a particulièrement affecté la gestion d'actifs ?
Pour les professionnels de la finance, comme pour les chercheurs, 2008 aura constitué une année hors normes. L'industrie de la gestion d'actifs a vécu dans le passé de nombreuses crises sur les marchés financiers, mais jusqu'alors elle avait toujours trouvé des produits ou des catégories d'actifs de substitution à ceux qui étaient affectés par la crise. Les hedge funds ont ainsi connu leurs plus belles années avec la crise boursière des années 2000. Tel n'a pas été le cas cette fois-ci. En effet, à partir de l'été 2008, les sociétés de gestion n'ont plus pu offrir une seule perspective positive sur quelque classe d'actifs que ce soit. La combinaison d'une crise boursière, du crédit et de l'immobilier avec une crise économique mondiale qui affecte désormais les pays émergents rend impossible tout discours sur la stratégie de diversification d'actifs, qui est le coeur même des offres des sociétés de gestion. Les sociétés de gestion, notamment françaises, sont également confrontées à l'impossibilité, dorénavant, de dégager des marges sur les sicav monétaires de par la disparition des fonds de trésorerie dynamique. La course à la sécurité des investisseurs est aujourd'hui synonyme, pour les sociétés de gestion, de transfert des avoirs vers des produits à très faible marge.
Quels enseignements peut-on tirer de cette crise ?
Pour tirer de bons enseignements de cette crise, il faut éviter de se poser les mauvaises questions en cherchant des boucs émissaires. De ce point de vue-là, l'analyse de nos dirigeants dans l'été 2007 n'a pas été à la hauteur des enjeux de cette crise. En désignant les hedge funds, puis les ventes à découvert comme responsables de la déstabilisation des marchés, les dirigeants politiques et les régulateurs de marchés ont retardé la prise de conscience sur la gravité de la crise et la faillite du système de régulation. Concrètement, les hedge funds ne sont pas les principaux responsables de la crise majeure que nous connaissons. Les statistiques du FMI montrent que ceux-ci ne représentent que 10 à 15 % des pertes sur les prêts et titrisations liés au crédit immobilier américain. En fait, l'essentiel de ces pertes est venu des institutions financières les plus régulées, établies qui plus est dans le pays censé être également le mieux régulé, les Etats-Unis ! Par ailleurs, l'idée que, même avec de petits volumes, les hedge funds influenceraient davantage les cours des titres des indices boursiers que l'ensemble des autres acteurs pratiquant une gestion essentiellement benchmarkée ne repose sur aucune investigation empirique sérieuse. Nos propres recherches montrent que seules 6 à 10 % des valeurs contenues dans les grands indices de marchés ont des variations qui sont influencées par les transactions effectuées par des fonds spéculatifs.
La question des ventes à découvert mérite aussi une analyse un peu moins simpliste que celle qui a présidé à l'intervention dans l'urgence des régulateurs. L'Edhec a récemment publié une étude qui montre que la très grande majorité des études académiques et empiriques concluent que l'interdiction des ventes à découvert a eu comme conséquence une réduction de la liquidité et un accroissement de la volatilité, des risques de bulles spéculatives et de krachs boursiers. Si l'on considère les interdictions posées pendant cette crise, on constate qu'elles n'ont absolument pas enrayé la chute des valeurs financières et que, bien au contraire, les études d'événements disponibles sur le marché des actions américaines ont plutôt conclu que ces mesures avaient augmenté la volatilité et diminué la liquidité des titres des institutions financières soumises à l'interdiction de ventes à découvert.
Il est désolant de constater que la recherche constante de boucs émissaires a conduit de nombreux commentateurs et décideurs à ignorer que ce n'est pas le jeu de tel ou tel acteur plus ou moins cupide qui fait la crise, mais la logique même de la régulation financière.
Quelle est la responsabilité de la réglementation prudentielle des investisseurs dans la crise ?
Il faut tout d'abord savoir de quelle crise on parle. La première est une crise boursière, qui n'est somme toute pas différente des précédents historiques (crise de 1987, bulle Internet, etc.). Elle ne menace en rien la stabilité de notre système financier, même si elle a des conséquences très négatives sur la croissance et le financement du système de retraite par capitalisation. La seconde crise est celle du crédit, et c'est elle qui menace la stabilité même de l'ensemble des économies. Elle est née de la régulation elle-même. En effet, celle-ci s'est révélée incapable de prévenir le risque systémique, alors que c'est sa raison d'être. Elle a même conduit, de par son caractère procyclique, à le renforcer. La possibilité laissée aux établissements de contourner les exigences en fonds propres liées aux risques de contrepartie - en plaçant les produits structurés de dette titrisée dans les activités de trading pour compte propre, en déconsolidant l'exposition finale à ce même risque dans des véhicules spéciaux dont ils assuraient la garantie ou en utilisant des notations externes totalement inefficaces - tient une large place dans la prise de risque excessive sur le marché des crédits à hauts risques. Par ailleurs, la «cyclicité» de la réglementation prudentielle conduit les institutions financières à céder massivement des actifs pour respecter des ratios de solvabilité mis à mal, d'un côté par la détérioration de leurs fonds propres du fait de la dépréciation de la valeur de leurs actifs, de l'autre par la mise en évidence de risques jusqu'à présent très mal pris en compte - comme le risque de liquidité ou le risque de contrepartie - sur les opérations de marché.
Au final, la réglementation prudentielle conduit les banques à se trouver mécaniquement insolvables en bas de cycle, et les investisseurs institutionnels à ne pas pouvoir prendre de risques en raison d'un cadre qui ne tient pas compte de la durée de leurs passifs. De ce point de vue-là, la mise en place avec le dispositif Solvency II d'une copie certes améliorée du dispositif de Bâle II en matière de contrôle de la solvabilité des assureurs et, peut-être, demain de l'ensemble des fonds de pension européens, renforce le risque d'une crise d'illiquidité. Pour éviter cela il faut que l'approche «modèle interne» de Solvency II prenne véritablement en compte la gestion actif-passif de l'investisseur. Or, la crise de confiance dans l'information financière et le contrôle interne risquent de pousser les analystes, les auditeurs et les régulateurs à recourir à la formule standard d'exigence en capital prévue par Solvency II. Cependant, cette approche très prudente et rassurante est totalement inappropriée par son «court-termisme» à la prise de risques de long terme. Elle conduira en période crise à obliger les assureurs à vendre leurs actifs les plus volatils, accroissant par là même la baisse des marchés.
Les normes comptables IASB, qui ont notamment conduit à valoriser les instruments financiers à la valeur de marché, n'ont-elles pas également contribué à accentuer la crise ?
Dans des conditions de marchés illiquides, il est rapidement apparu que l'évaluation de nombreux instruments financiers et, en premier lieu, celle de nombreux produits structurés et dérivés de crédits, ne pouvait raisonnablement s'appuyer sur des prix de marchés qui apparaissaient plus comme des valeurs de liquidation que comme des prix reflétant un équilibre entre une offre et une demande. Cette difficulté a conduit tant les normalisateurs comptables que les régulateurs de marchés à rappeler que l'évaluation en juste valeur prônée tant par les normes comptables américaines qu'européennes ne s'assimilait pas toujours à une valeur «mark to market», mais pouvait reposer sur une valeur provenant d'un modèle d'évaluation interne utilisant ou non des paramètres de marchés.
Cette approche dite «mark to model» permet de tenir compte soit de difficultés temporaires de valorisation par le marché, soit de raisons plus structurelles, comme dans le cas de nombreux produits structurés qui sont conçus comme des solutions uniques et propres à chaque client et ne sont donc ni fongibles ni réellement échangeables sur un marché.
Malgré cette salutaire clarification, l'IASB (International Accounting Standards Board) a amendé les normes IAS 39 et ifrs 7 pour favoriser la sortie d'actifs fortement dépréciés des champs de la juste valeur. Il a agi sous la pression des gouvernements et surtout de la Commission européenne, qui menaçait de suspendre l'application de tout ou partie de la norme IAS 39, laquelle constitue l'essentiel du dispositif de comptabilité en juste valeur pour les institutions financières qu'il s'agissait de sauver. Les amendements aux normes IAS 39 et IFRS 7 permettent aux banques de pouvoir reclasser dans leurs «banking books», a posteriori et sur des valeurs de juillet 2008, des instruments financiers liés à la titrisation de créances et de prêts qu'elles avaient, pour optimiser leur besoin en capital, improprement comptabilisés dans leur «trading book». Ces changements leur permettent ainsi de réduire les pertes et la volatilité de leurs comptes de résultats. inopportuns, car ils réduisent le contenu de l'information sur les risques et accentuent le manque de confiance dans les états financiers des institutions financières qui est à l'origine du blocage du marché interbancaire. Par ailleurs, il ne faut pas que la réforme de circonstance que constituent les amendements aux normes IAS 39 et IFRS 7 occulte le vrai enjeu de l'évolution des normes comptables internationales. La prise en compte des stratégies de gestion dynamique des risques ainsi que l'amélioration du traitement comptable des opérations de macrocouverture ou de couverture partielle ou imparfaite pénalisées par le dispositif actuel sont des problèmes de premier ordre à résoudre rapidement par le normalisateur comptable, car aujourd'hui les règles comptables poussent à des comportements sous-optimaux en matière de gestion des risques financiers.
Au final, ce n'est pas l'instrument de mesure comptable qui doit être changé, mais son utilisation. L'analyse de la solvabilité ne doit pas reposer sur l'utilisation «court-termiste» de grandeurs comptables qui n'ont aucune valeur prédictive, mais sur la prise en compte de la qualité de la gestion financière de long terme des investisseurs institutionnels. C'est l'aversion des clients à la volatilité à court terme qui a conduit l'industrie financière à construire des instruments financiers au rendement attrayant et certes à très faible volatilité, mais dont la performance était liée à des risques extrêmes de grande ampleur.
La sophistication des produits de crédit, fondés sur des modèles mathématiques complexes, a également fait l'objet de beaucoup de critiques. Qu'en pensez-vous ?
La sophistication des techniques de construction de portefeuilles ne devrait pas éluder la logique d'investissement. De ce point de vue-là, la critique de l'outil mathématique n'est pas fondée. Les mathématiciens ont eux-mêmes depuis longtemps montré les limites que présente la Value at Risk (VaR) pour mesurer le risque. Toute la recherche en gestion des risques porte sur les limites de la robustesse des instruments de mesure utilisés et sur les approches permettant d'aller au-delà de la VaR. Si cette méthode se révèle aujourd'hui inefficace, notamment dans de nombreux établissements bancaires, c'est qu'elle a été utilisée pour limiter le capital réglementaire en toute connaissance de cause. Quand on utilise une VaR à 10 jours pour des produits illiquides, c'est une décision de gestion qui cherche à contourner la réglementation. Ce n'est pas un problème mathématique. Par ailleurs, l'essentiel des pertes sur les produits de titrisation est plutôt intervenu sur des produits relativement simples d'un point de vue conceptuel, même si leur gestion opérationnelle était opaque. Le problème, c'est que ces instruments supportaient un effet de levier et qu'ils reposaient sur une hypothèse économique irréaliste, la permanence de la décorrélation entre les différentes tranches qui les composaient. Leurs caractéristiques de risque affichées étaient exactes en moyenne et fausses dans les situations extrêmes. Ce n'est donc pas un problème de mathématiques, mais de gestion et de commercialisation des produits.
Quel va être, concrètement, l'impact de la crise sur la gestion d'actifs ?
La priorité est de restaurer la confiance entre les sociétés de gestion et les investisseurs institutionnels sur la base d'une meilleure définition des valeurs ajoutées des premières et d'une meilleure compréhension des besoins des seconds. A ce titre, on peut remarquer une évolution majeure chez les grands fonds de pensions européens dans leur approche de la gestion actif-passif. Jusqu'alors, leurs portefeuilles de couverture des risques financiers (taux, inflation) étaient souvent composés de dérivés qui couvraient parfaitement les passifs en contrepartie d'une absence totale de rendement. Pour financer le coût de ces derniers, les investisseurs avaient recours au levier en investissant les liquidités faiblement consommées par les dérivés dans un portefeuille de performance géré en rendement absolu, qui avait également pour objectif d'assurer la rentabilité globale de la gestion actif-passif ainsi mise en place. Aujourd'hui, les investisseurs sont de moins en moins tentés par l'effet de levier et par le risque que représente la contrepartie des dérivés de passif. Par ailleurs, la déception vis-à-vis des produits «absolute return» rend les montages traditionnels de LDI (liability driven investment ou gestion sous objectif de passif) peu crédibles. L'enjeu des nouvelles offres LDI consistera à la fois à proposer des rendements satisfaisants dans les portefeuilles de couverture imparfaite, mais satisfaisante sur longue période, en privilégiant des actifs réels. Cette rentabilité des actifs de couverture permettra d'éviter un recours trop important au levier ou aux actifs risqués dans les portefeuilles de performance et, au final, donnera un meilleur profil de risque pour la gestion actif-passif. Dans la même perspective, il semble difficile pour un grand nombre d'investisseurs institutionnels désireux de détenir, ou contraints à le faire, une quantité importante d'actions de continuer à mettre en oeuvre des approches d'allocation statique qui les conduit à ne pas respecter les contraintes de financement de leurs passifs. Les approches de type LDI Dynamique ou Core-Satellite Dynamique prônées depuis de nombreuses années par l'Edhec vont progressivement gagner en popularité. Au final, les sociétés de gestion vont mettre en oeuvre, au côté de leur métier traditionnel de producteur de performance, de nouvelles valeurs ajoutées fondées sur la gestion des risques de leurs clients.
Cette valeur ajoutée liée à la gestion des bêtas est très structurante dans une industrie qui jusqu'à présent a vendu de l'alpha comme justification des coûts de la gestion active. Cela ne veut absolument pas dire que l'avenir des sociétés de gestion passe par les seules offres de gestion passive, et en particulier les ETFs. Bien au contraire, la mise à disposition de nouveaux bêtas dans de meilleures conditions de prix et de liquidité permises par le développement du marché des ETFs est source de nouvelles opportunités. Elle permet à de nombreuses sociétés de gestion d'envisager un nouveau rôle d'assembleur de solutions d'investissement qui ne correspondent plus, comme dans la multigestion traditionnelle, aux choix des meilleurs gérants, mais à la composition et la gestion dynamique du meilleur portefeuille de bêtas, compte tenu du passif du client et de ses contraintes de gestion de risques.
Propos recueillis par Valérie Nau